Alexandre Trauner : le génie du trompe-l’œil cinématographique

Trauner

Né en 1906 à Budapest en Hongrie, dans une famille de commerçants juifs, Alexandre Trauner poursuit des études classiques avant de s’inscrire à l’école des Beaux-arts où il est admis, section peinture, en 1923. Il expose pour la première fois ses œuvres dans une librairie d’avant-garde, dès 1925. Trauner acquiert rapidement une solide réputation dans les milieux artistiques hongrois. En 1929, il décide de fuir le régime fasciste de Horthy et les persécutions antisémites. Attiré par l’effervescence créatrice de la Ville Lumière et conseillé par ses anciens professeurs, Alexandre Trauner décide de s’installer à Paris. Dans la capitale cosmopolite qui voit alors affluer des artistes du monde entier, Trauner s’intègre parfaitement. À Montparnasse, il côtoie tous les grands créateurs du moment. Dans ce climat ouvert à toutes les disciplines, le futur «dessinateur de films» se fait la main : décor de ballets, tapisserie, photographie, dessin de mode, architecture. Trauner choisit finalement le 7e art qu’il considère d’abord comme un gagne-pain et qui deviendra bientôt la passion de sa vie. En 1930, il rencontre Lazare Meerson, un décorateur de cinéma d’origine russe dont il devient le disciple. Le maître lui enseigne le sens de la stylisation, des volumes et du rapport à l’espace. Trauner l’assiste à Paris pendant cinq ans et à Londres pendant un an. Il devient son second sur les films de René Clair : « Sous les toits de Paris », « A nous la liberté », « Le million » et « Quatorze juillet », et participe au tournage de « La Kermesse héroïque » de Jacques Feyder. Cette collaboration est déterminante pour l’insertion de Trauner dans le monde du cinéma. Son apprentissage fécond se poursuit jusqu’au décès de Meerson, en 1938. Trauner devient alors à son tour chef décorateur.

Entre temps, le jeune décorateur rencontre le poète Jacques Prévert avec qui il se lie immédiatement d’amitié, le dessinateur Paul Grimault et le comédien Jean-Louis Barrault. Alexandre Trauner se lie aussi d’amitié avec le réalisateur Marcel Carné dont il devient le décorateur de prédilection pour des films mythiques comme « Quai des brumes ».

Pendant vingt ans, Alexandre Trauner collabore avec Jacques Prévert comme scénariste, Marcel Carné, Pierre Prévert, les  frères Allégret, Jean Grémillon comme réalisateurs et Joseph Kosma comme compositeur. De 1937 à 1939, grande époque du cinéma français (Drôle de drame, Le quai des brumes, Le jour se lève, Hôtel du nord, Remorques), les décors de Trauner donnent aux films un cachet, une couleur, un climat qui caractérisent ses créations : il poursuit la tradition réaliste en y ajoutant une pointe d’insolite et invente le style "poético-réaliste".

Pendant l’occupation nazie, refugié dans le Midi à Tourrettes-sur-Loup, Trauner travaille dans la clandestinité, soutenu par ses amis. Sous un faux nom, il dessine en particulier les maquettes des « Visiteurs du soir » et des « Enfants du paradis » de Marcel Carné sans pouvoir les signer.

A la libération, il reconstitue la station de métro Barbès dans « Les Portes de la nuit » et signe encore quelques décors pour Marcel Carné.

Très rapidement, le talent exceptionnel de Trauner est reconnu sur le plan international. En 1958, il part s’installer à Hollywood où il est appelé à travailler avec les plus grands cinéastes américains. Ainsi pendant plus de dix ans, il collabore à Hollywood avec Orson Welles (Othello, 1952), Jules Dassin (Du rififi chez les hommes, 1954), John Frankenheimer (L’Impossible objet, 1972), Howard Hawks (Land of the pharaons, 1955), Gene Kelly, Peter Ustinov et surtout Billy Wilder (La garçonnière Oscar en 1960, Irma la douce en 1963, Embrasse-moi idiot en 1964, La vie privée de Sherlock Holmes 1969). Sa période américaine s’achève en 1974 avec L’homme qui voulut être roi de John Huston.

De retour en Europe, Trauner collabore avec Joseph Losey pour « Monsieur Klein » (1975) et « Don Giovanni » (1978) qui obtiennent un César. Il travaille également pour Bertrand Tavernier dans « Coup de torchon » (1981), pour Claude Berri dans «Tchao pantin » (1983), Luc Besson pour «Subway » (1984) qui obtint aussi un César ou encore Arthur Joffé pour « Harem » (1985). Ses décors constituent de véritables supports visuels à la mise en scène. A la limite du surréalisme, Trauner compose des décors très personnels. Il se sert de perspectives truquées qui accentuent la profondeur des décors. L’exécution très soignée, jusque dans les moindres détails, confère à ses décors un aspect réaliste, authentique, malgré l’interprétation très libre de l’endroit réel dont il s’inspire. C’est cette sublimation de la réalité qui caractérise ses meilleurs décors. Chaque scénario lui inspire une technique différente. Proche de l’impressionnisme dans « La garçonnière » de Billy, il utilise l’architecture noire et hachurée pour peindre le Paris moite et malsain de « Round Midnight » ou l’escalier sordide de Madame Rosa dans « La vie devant soi ».

En plus de ses célèbres décors, sa peinture est de nombreuses fois exposée au Musée National d’Art Moderne de Budapest en 1981, à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris en 1986, et la même année, à l’Institut Louis Lumière à Lyon.

Membre du jury au festival de Cannes en 1986, Trauner fait son dernier film en 1990. En 1991, il obtient le Prix pour l’ensemble de la carrière, au European Film Academy.

Trauner se retire alors définitivement dans sa maison d’Omonville-la-Petite, à une vingtaine de kilomètres de Cherbourg. C’est là qu’il décède le 5 décembre 1993, à l’âge de quatre-vingt huit ans. Il est inhumé dans le petit cimetière de son village normand d’adoption.

Noémie Grynberg / Israel Magazine 2010