Benjamin Eisenstadt : l’inventeur des substituts minceur

Sweet N Low

Fils d’immigrants russes, Benjamin Eisenstadt voit le jour à New York, fin 1906, dans une famille juive pauvre. Après des études au Brooklyn College, il obtient son diplôme de Droit à l’Université St-Jean en 1929 et sort major de sa classe. Il semble se diriger vers une carrière d’avocat. Mais la grande dépression américaine gâche l’opportunité d’une carrière juridique. En 1931, Benjamin Eisenstadt se marie. Son beau-père lui propose alors un emploi dans sa cafétéria de Brooklyn. Economisant de l’argent sur son salaire, Eisenstadt décide d’ouvrir en 1940, sa propre cafétéria, le Cumberland, près du chantier naval de Brooklyn. Pendant les années de guerre, l’affaire est florissante. Marins et ouvriers des ateliers navals ne désemplissent pas. Cependant, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les clients se font rares. Cherchant comment s’en sortir, Eisenstadt a l’idée de fabriquer des doses individuelles de sucre de table, plus hygiénique dans son emballage uni-dose qu’en sucrier. Il contacte un oncle possédant une entreprise de thé en sachets et se rend compte que son équipement industriel pourrait, au lieu du thé, servir à emballer du sucre en sachets. Malheureusement encore naïf, Eisenstadt présente son invention à d’importants producteurs de sucre alors qu’il n’a pas obtenu de brevet. Les géants de l’alimentaire, trouvant l’idée révolutionnaire, créent rapidement leurs propres productions de sachets de sucre sans reverser de dividendes à leur inventeur. Et bientôt l’Amérique, puis le monde, se convertit à cette nouveauté.

Eisenstadt ne se démonte pas. Ayant perdu le monopole du sucre en dosette, sa compagnie innove en produisant en 1956, des sachets individuels de sauce soja et de ketchup.

Un an plus tard, un fabricant local de médicaments recherche quelqu’un pour développer un substitut de sucre granulé. Il choisit la société Cumberland. Eisenstadt met alors au point la saccharine en poudre qui n’est disponible à l’époque, que sous forme de gouttes ou de pilule mais difficile à dissoudre dans les comprimés, à usage médical pour les diabétiques et les obèses. Il formule des particules édulcorantes en les mélangeant avec de la dextrose et du silicate de calcium comme agent antiagglomérant. Cette fois, l’inventeur prend soin de breveter ce qui devient le premier substitut de sucre en poudre hypocalorique, qu’il nomme ‘Sweet’N Low’ (doux et faible en calorie). Son goût se rapproche de celui du vrai sucre. Une dose équivaut à deux cuillérées à thé de vrai sucre mais ne contient que deux calories. Le produit se dissout instantanément, aussi bien dans les boissons chaudes que froides, ainsi que dans les aliments (yaourt, crème, compote, etc.). La petite société Cumberland, fondée quelques années plus tôt par Eisenstadt, devient fabricant, distributeur et négociant du Sweet’N Low. Pour différencier son nouveau produit des autres sachets de sucre blanc, l’industriel crée un sachet rose imprimé d’un logo représentant une clef de sol sur une portée musicale. La marque devient le premier ersatz de sucre en poudre à être commercialisé à l’échelle nationale. Très vite, elle devient la plus prisée de sa catégorie sur le marché américain. Dans les années 1960, la saccharine, au sommet de l’engouement populaire, fait la fortune de son promoteur.

Mais la décennie suivante, suite à plusieurs tests scientifiques, les cyclamates (édulcorant artificiel) sont jugés dangereux par la Food and Drug Administration (FDA) et le secrétaire à la Santé, à l’Education et aux Affaires sociales américains. Alors la société Cumberland conçoit une nouvelle formule à la saccharine mais sans addition de cyclamates. Pour la commercialiser, la famille Eisenstadt emprunte à la banque 1 million de dollars et sauve l’entreprise de la faillite. Les ventes redécollent, aidées par la hausse du prix du sucre en 1974. Au cours des deux ans qui suivent, les débits doublent, de sorte qu’en 1976, Cumberland affiche un bénéfice de 40 millions de dollars.

Benjamin Eisenstadt se croit sorti d’affaire mais l’année d’après, le même scénario se répète. Cette fois, l’administration américaine veut interdire la saccharine, l’ingrédient principal du Sweet ‘n Low car il pourrait causer le cancer. Confiant dans son produit, Eisenstadt est prêt à se battre contre l’interdiction. De leur côté, les consommateurs se mobilisent contre la perte possible de leur substitut sucré et se ruent sur le Sweet’N Low. En seulement deux jours, l’équivalent de trois mois de stocks est vendu. Encouragé par l’indignation des consommateurs, Eisenstadt invective à la télévision les tests de la FDA. Le Congrès, apparemment impressionné par le niveau de soutien public à la saccharine, se dit prêt à bloquer l’interdiction de la Food and Drug Administration. Une solution de compromis est trouvée : elle exige d’imprimer sur les sachets de faux sucre un avertissement indiquant que la saccharine peut causer le cancer. Eisenstadt continue à faire pression pour tenter de supprimer l’avis imposé sur ses produits. Néanmoins, le Sweet’N Low continue de bien se vendre. En 1980, les sachets roses, produit de premier plan solidement ancré, sont estimés à 80 % de parts de marché des édulcorants artificiels aux Etats-Unis.

Parallèlement, devant l’engouement de la mode « minceur », Eisenstadt développe un succédané de beurre naturel en poudre, ‘Bourgeons de beurre’, avec 99% de cholestérol en moins et 94% de calories en moins que le beurre normal ainsi qu’un substitut de sel, ‘Nu-Salt’.

Mais en 1982, la part de marché du Sweet’N Low commence à tomber en raison de l’introduction d’un concurrent redoutable, NutraSweet, qui lance l’aspartame pourtant plus cher mais au pouvoir 100 fois plus sucrant. Du coup, Sweet’N Low chute à environ 73 % de part de marché en 1983, et à un peu plus de 66 % en 1984. La société lutte pour maintenir sa notoriété grâce notamment à son substitut de beurre commercialisé directement auprès des hôpitaux et des diététiciens, et plus tard des supermarchés. En fait, Cumberland n’est pas en danger puisque son volume global de ventes augmente.

En 1992, à l’expiration du brevet de l’aspartame, Eisenstadt crée un nouvel édulcorant – One Sweet – ayant les qualités manquantes de son concurrent : il reste stable à haute température (donc utilisable en pâtisserie et confiserie) et dans le temps. Et contrairement à Sweet’N Low, One Sweet n’est pas tenu de porter un encart d’avertissement. Pour narguer son concurrent, Cumberland commercialise son nouveau venu aux couleurs de NutraSweet : en bleu. Fin 1993, Eisenstadt introduit aussi NatraTaste, un édulcorant 100 % aspartame. Les ventes pour cette année s’élèvent à 69,5 millions de dollars, malgré la chute de la part de marché totale de l’entreprise à un peu moins de 30 %. A la fin des années 1990, la part de marché de la société Cumberland qui demeure une entreprise familiale, reste significative dans un environnement dominé par les grands conglomérats chimiques.

Après sa remarquable réussite industrielle pendant des décennies, le fabricant se retire des affaires et passe ses dernières années en philanthrope. Il devient Président du Conseil de la Fondation Maïmonide de Brooklyn pour la Recherche et le Développement Médical. Le 8 avril 1996, Benjamin Eisenstadt décède à Hôpital de New York, des suites de complications lors d’un pontage coronarien. Véritable entrepreneur, il aura déposé en tout, entre 1978 et 1995, 9 brevets. Mais après sa mort, son empire ne résistera malheureusement pas aux querelles familiales.

Noémie Grynberg / Israel Magazine 2011