Emile Benveniste

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« C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser. » (E. B.)


Emile Benveniste est l’un des plus grands linguistes français contemporains de réputation internationale. Grammairien à part, ses travaux et son enseignement ont fondamentalement modifié le paysage des sciences humaines. Visant une théorie d’ensemble du langage, il y a mêlé ce qui, a priori, ne s’y rapporte pas : art, philosophie, sociologie, ethnologie, psychanalyse, littérature. Ses propositions concernant les relations entre le langage, la société et la subjectivité se sont révélées d’une remarquable lucidité. Elles commencent seulement à être considérées dans toute leur pertinence.

Émile Benveniste, issu d’une illustre famille juive séfarade, naît à Alep en Syrie en 1902. Emigré en France, il devient agrégé de grammaire en 1922. Il se fait naturaliser deux ans plus tard. Benveniste est nommé Professeur de grammaire comparée à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en 1927. Pour son doctorat ès lettre en 1935, il présente sa thèse sur l’Origine de la formation des noms en indo-européen dont il devient le spécialiste incontesté et incontournable. Grâce à sa spécialisation, il est considéré comme un iraniste de premier ordre. En 1937, Benveniste obtient un poste au Collège de France. Mais l’ombre du régime de Vichy approche. Sous l’occupation, le linguiste est révoqué de l’enseignement public pour cause d’«appartenance à la race juive». Il est fait prisonnier en 1940 mais parvient tout de même à s’évader et à se réfugier en Suisse où il reste jusqu’en 1945.

Après la guerre, de 1945 à 1959, Benveniste devient secrétaire adjoint de la Société de linguistique de Paris. Il écrit de nombreux ouvrages devenus fameux abordant tous les aspects de ses deux disciplines privilégiées, parmi lesquels : ‘’Noms d’agent et noms d’action en indo-européen’’ (1948), ‘’Problèmes de linguistique générale’’ (1966-1974, 2 volumes), ‘’Le Vocabulaire des institutions indo-européennes’’ (1969). En 1960, il est élu membre permanent de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. En 1961, il crée avec Claude Lévi-Strauss une revue française d’anthropologie titrée ‘L’Homme’. Mais en 1969, une terrible épreuve s’abat sur le philologue. Benveniste découvre qu’il est atteint d’aphasie, une pathologie du système nerveux central induisant l’incapacité physique de parler. Sa maladie le contraint à se retirer du Collège de France où il enseigne encore à cette époque. Cela ne l’empêche cependant pas de devenir le premier président de l’Association Internationale des Etudes de Sémiotiques de 1969 à 1972. Benveniste décède le 3 octobre 1976 à Paris.

L’héritage linguistique de Benveniste

Emile Benveniste propose plusieurs développements contemporains de la linguistique structurale mêlant histoire, psychanalyse, philosophie, logique, etc. Il distingue deux types d’usage de la langue : cognitif (la langue est utilisée pour émettre des jugements indépendants du locuteur) et énonciatif. Le linguiste prend à bras-le-corps le problème de la parole et du contexte dans lequel il est énoncé. Il devient un théoricien qui cherche à comprendre comment se produit le sens dans le discours ordinaire. Son approche reste structuraliste mais il prend en compte les situations  et les personnes qui parlent. Pour cela, Benveniste travaille à distinguer le « discours » ou le « texte » de la « phrase ». Selon lui, un discours est un « énoncé » avec un auteur : quelqu’un parle. C’est ainsi que Benveniste pose les bases d’une nouvelle linguistique, celle de l’« énonciation » qui va s’intéresser de près au jeu des pronoms, des démonstratifs, des marques temporelles. Par exemple, le contenu du pronom « je » dépend de qui le prononce ; le contenu du mot « demain » dépend du jour où l’énonciateur parle, etc. « Le discours, écrit-il, c’est le langage mis en action. » A l’opposé de l’école comportementaliste, Benveniste démontre que la parole humaine, contrairement au langage animal, ne peut être simplement réduite à un système de réponse à un stimulus. Cette sensibilité aux faits contextuels vaut à Benveniste de dialoguer avec les philosophes et les historiens des sociétés anciennes. Ainsi, cet éminent linguiste est l’un des promoteurs en France de la sémiotique générale (théorie des signes et symboles culturels, en particulier littéraires) qui étudie la production, la codification et la communication de signes et pas seulement des mots. Il examine le rapport entre langue et culture, la fonction de communication du langage, les structures syntaxiques, morphologiques et phonétiques d’un langage, les embrayeurs, l’énonciation, etc.

Les études d’Émile Benveniste sont caractérisées par une approche à la fois purement linguistique et distinctement philosophique c’est-à-dire la mise en lumière, dans l’analyse, de leurs implications les plus générales concernant la nature du langage, sa place dans l’ensemble des activités humaines et avant tout le rôle de la subjectivité humaine dans l’exercice de la parole. Il y a, chez Benveniste, une extrême sensibilité à la dimension philosophique des problèmes du langage, même si celle-ci n’est jamais explicite.

Émile Benveniste est à l’origine de la création d’une école d’analyse du discours encore très active en France. En tant que linguiste étudiant le langage humain et les langues, il a été l’un des principaux membres du courant structuraliste. Ainsi, Benveniste représente avec éclat l’école française de grammaire comparée des dialectes indo-européens, sa spécialité d’origine, conçue comme une branche de la linguistique générale qui se caractérise par des concepts universels valant pour toutes les langues. Parallèlement, l’indo-européen reconstruit est conçu comme une langue semblable aux autres, distinguée seulement par le fait qu’elle n’est pas directement accessible à l’observation.

Les travaux essentiels de Benveniste sur la pragmatique (l’étude de l’usage du langage en contexte) et l’analyse du discours ont grandement contribué à faire de lui l’une des figures fondatrices dans ce domaine.

Noémie Grynberg / Israel Magazine 2010