Leo Eitinger, le psychiatre sorti d’Auschwitz

Eitinger

Le Professeur Leo Eitinger, chercheur pionnier en psycho-traumatologie, est une figure majeure de la psychiatrie clinique. Lui-même rescapé de la Shoah, il est considéré comme l’un des fondateurs de la victimologie, l’étude des effets de l’agression sur le psychisme humain.

Les recherches, conférences et écrits prolifiques de Leo Eitinger ont posé les fondations de la tradition européenne de psychiatrie et joué un rôle majeur dans la formation des nouvelles générations de médecins. En effet, le scientifique a rédigé maints manuels concernant les névroses, les psychoses et la psychiatrie médico-légale. Il s’est penché sur les dommages causés à la psyché à la suite d’événement traumatisant. L’importance de son travail a été récompensée par de nombreux honneurs dont une nomination comme Commandeur de l’Ordre royal norvégien St. Olav, décerné par le roi de Norvège pour sa grande contribution à la science médicale.

Né fin 1912 à Lomnice, dans l’ancien Empire austro-hongrois (aujourd’hui en République tchèque), Leo Eitinger est le plus jeune des six enfants d’une famille juive. Après le lycée, en 1931, il s’inscrit en philosophie à l’Université de Brno. Mais au bout d’un an, il choisit la médecine. L’étudiant sort diplômé en 1937. Appelé au service militaire, Leo Eitinger reçoit le titre d’officier dans l’armée de l’air tchèque.

Après l’annexion allemande de la Bohême – Moravie en mars 1939, les conditions de vie de la population juive deviennent rapidement très difficiles. En raison de cette tension croissante, le jeune médecin émigre en Norvège. En arrivant dans le royaume scandinave, il s’arrange pour que les enfants juifs échappés de Tchécoslovaquie puissent être accueillis dans un orphelinat juif d’Oslo. Là, en tant que résident, Eitinger obtient officiellement l’autorisation de pratiquer la médecine au sein de la santé publique. Hélas, à peine quelques jours après sa nomination, l’Allemagne envahit la Norvège. En tant que réfugié Juif, le praticien tchèque sait qu’il risque d’être persécuté dans sa nouvelle patrie. Effectivement, en décembre 1940, les autorités nazies retirent à Leo Eitinger sa licence. Ce dernier décide de passer dans la clandestinité. Il travaille comme ouvrier dans une scierie, jusqu’à ce qu’il soit dénoncé et arrêté en mars 1942. Le médecin transite alors dans plusieurs prisons norvégiennes, avant d’être envoyé en février 1943 au camp d’extermination d’Auschwitz où il est affecté à l’infirmerie. Vers la fin de la guerre, il est transféré à Buchenwald. Sur les 762 Juifs norvégiens déportés, Leo Eitinger figure parmi les 23 survivants. Après la guerre, il retourne en Norvège et se spécialise en psychiatrie clinique et traumatique.

De 1952 à 1957, Eitinger travaille comme consultant psychiatrique pour les Forces armées norvégiennes. Parallèlement, il consacre tout son temps et ses efforts à l’étude de la souffrance humaine, notamment à la victimologie. Il mène plusieurs études marquantes sur les effets psychologiques et physiques à long terme dus au stress extrême des réfugiés et rescapés.

En 1955, le psychiatre prépare une thèse au sujet de l’impact de la vie militaire sur le psychisme. Ce travail reçoit la Médaille d’Or du Roi. En 1958, le doctorat d’Eitinger traite des états psychiatriques des réfugiés en Norvège, sujet pour lequel il est personnellement qualifié. Il y démontre que la fréquence des troubles mentaux chez les émigrés est 5 fois plus élevée que dans la population normale. Mais l’œuvre majeure de Leo Eitinger reste ses études minutieuses sur les «Survivants des camps de concentration en Norvège et en Israël» (1964). Ce livre est internationalement reconnu comme une des œuvres les plus significatives de ce siècle dans le domaine des traumatismes.

En 1966, Leo Eitinger est nommé professeur et directeur de la clinique psychiatrique de l’Université d’Oslo, un poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite en 1983.

En 1973, devenu professeur émérite, le psychiatre continue ses recherches sans interruption pendant 13 ans, et la rédaction d’articles pratiquement jusqu’à sa mort.

En 1992, lorsque l’Organisation Mondiale de la Santé publie sa nouvelle classification des troubles mentaux, elle y inclut la catégorie «changement durable de la personnalité après une expérience traumatique», concept basé sur les travaux d’Eitinger. En 1995, Leo Eitinger reçoit le Prix de la Fédération Mondiale des Anciens Combattants pour son travail acharné sur ce sujet. Il décède en octobre 1996, à près de 84 ans.

Psychiatrie traumatique et victimologie

Au cours des années, Leo Eitinger s’engage de plus en plus dans l’étude des processus d’adaptation. Ses recherches dépassent la simple science médicale. Elles comprennent une variété de sujets comme le racisme ou le sort des minorités. En dépit de ses propres expériences de la Shoah, Leo Eitinger réussit à garder une distance objective par rapport à ses objets de recherche. Cette droiture scientifique contribue à donner crédibilité aux découvertes du savant concernant le syndrome psychiatrique chronique lié au camp de concentration. Le scientifique établit que le symptôme psychique dépend de la sévérité et de la durée de l’expérience traumatique et non de la vulnérabilité du patient.

Au-delà de la Shoah, la victimologie révèle les conséquences d’une violence extrême. Cette percée majeure pour la compréhension de la morbidité après un choc brutal, contribue grandement à définir les syndromes de stress post-traumatiques, tels que le changement durable de personnalité. Ces diagnostics ont aidé les victimes de guerre à faire reconnaitre leurs maladies liées au stress et permis l’octroi de pensions d’invalidité.

De par son parcours, Leo Eitinger a consacré sa vie à la promotion des droits de l’homme, à la lutte contre l’injustice et contre le racisme. A l’Université d’Oslo, le distingué psychiatre institue un Prix de la Tolérance Religieuse. Grâce à ses efforts, la Norvège est devenue le premier pays au monde à se doter d’un service de psychiatrie traumatique.

Noémie Grynberg / Israel Magazine 2012