Leonard Fein, pionnier de la sociologie juive américaine

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On doit à Leonard Fein, intellectuel militant né dans le Bronx en 1934, une grande production de livres sur les Juifs contemporains, le judaïsme et « les relations souvent orageuses» entre les deux, selon ses propres dires. Durant 50 ans, ce sociologue atypique s’est engagé dans la lutte pour la justice sociale. Fondateur d’associations combattant la faim et l’illettrisme, il fut aussi un chroniqueur prolifique, depuis le Jewish Daily Forward, en passant par le New York Times.

Visionnaire pour certains, dissident pour d’autres, Leonard (Leibel) Fein, décédé le 14 août dernier à Manhattan (New York) à l’âge de 80 ans, fut un observateur perspicace de la diversité des Juifs aux États-Unis. Intéressé par sa nature complexe, il appréciait les côtés parfois contradictoires de cette communauté contemporaine. Professeur de science politique et sociale au Massachussetts Institute of Technologie dans les années 60, ainsi que Professeur d’études juives à l’Université Brandeis (première faculté privée financée par la communauté juive aux États-Unis) dans les années 70, Fein rédigea de nombreux ouvrages sur les sujets touchant aux mariages mixtes, aux écoles confessionnelles, au rapport à Israel, aux tendances politiques des étudiants juifs, aux valeurs communautaires, à la réforme du judaïsme libéral, à l’antisémitisme, etc. Auteur incontournable des sciences sociales juives, il multiplia les parutions de livres dont les thématiques recouvrent l’ensemble de ses réflexions et actions menées tout au long de son existence. S’inspirant de ses propres expériences, heureuses ou malheureuses, le sociologue sut les mettre au service des autres. Notamment avec un livre très intime sur la disparition prématurée de sa fille, Contre la mort de la Lumière : une histoire d’amour, de perte et d’espoir parental.

Pionnier de la recherche et de la sociologie juive américaine, Fein s’impliqua aussi personnellement dans l’amélioration des conditions de vie des Juifs aux États-Unis.

Judaïsme libéral et sionisme de gauche

En 1950, le livre du sociologue sur le gouvernement du nouvel Etat juif, Israël : Les politiques et le peuple, s’avéra une référence pour toute une génération d’universitaires en Israël et aux États-Unis. Le recueil reflète aussi son histoire d’amour avec le pays dont Fein aimait la musique et la culture. Hébraïsant accompli, il devint même un confident des politiciens, écrivains et militants israéliens. En 1960, son étude intitulée La réforme est un verbe contribua à façonner le Mouvement juif réformiste dont il se révéla une voix importante, jusqu’en Israel. Par là, Fein fut promu l’idéologue libéral le plus influent de la vie juive américaine, prônant l’abandon des normes matrilinéaires définissant l’identité juive et la modification radicale des critères de conversion au judaïsme. Pacifiste convaincu, défenseur de l’Etat hébreu et du sionisme libéral souvent controversé, Fein se vit un infatigable promoteur de la paix au Moyen-Orient. En 1981, il se manifesta comme l’un des membres fondateurs du mouvement pacifiste des Américains pour La Paix Maintenant. En 1991, il fut nommé Docteur honoris causa de l’Union Hebrew College de Jérusalem.

L’engagement communautaire

Dans les années 1970, Leonard Fein quitta le milieu académique formel pour créer en 1975 – avec Elie Wiesel – un journal, Moment Magazine, devenu l’une des sources prépondérantes de la communauté juive américaine. En 1987, il laissa la direction, préférant se tourner vers l’œuvre caritative. En effet, l’universitaire n’était pas un de ces intellectuels boudant l’implication associative. Quand il ne trouva plus d’institutions reflétant ses valeurs, Fein les créa. Ainsi en 1985, il fonda l’association Mazon, basée à Los Angeles, considéré comme la « réponse juive au problème de la faim ». Le sociologue la conçut comme un moyen moderne d’adapter les pratiques traditionnelles de la dîme (maasser) à l’urgence alimentaire. En quelques mois, il leva près de 4,5$ millions de subventions pour mener à bien sa mission. Au fil des ans, en demandant aux membres de la communauté une contribution à hauteur de 3% du coût de leur smachot (fêtes, naissances, bar/bat mitsva, mariages, etc.), il parvint à récolter plus de 75 millions de dollars, distribués ensuite à des programmes de lutte contre la faim aux États-Unis et à l’étranger.

Puis, à la fin des années 90, Fein se consacra à combattre l’illettrisme. Dans les années 2000, il lança la Coalition Nationale Juive pour l’Alphabétisation (NJCL). Il s’agit d’un groupement d’organismes nationaux, d’organisations juives et de plus de 30 communautés locales engagés pour aider tous les enfants américains à apprendre à lire dès la fin du CE2. Dans son programme, la NJCL mobilisa et forma des professeurs bénévoles qui offrent des cours particuliers de soutien au sein des écoles publiques.

L’universitaire fut également membre et consultant de plus de 30 organisations comme : l’Appel Juif Unifié, la Fédération des communautés juive d’Amérique du Nord, le New Israel Fund (dont la création, à la mémoire de sa fille, de la Bourse Naomi Fein pour la Justice Sociale), etc. De même pendant six ans, il occupa le poste de directeur de la Commission d’action sociale pour le Mouvement juif réformé d’Amérique du Nord.

Les abondants livres, chroniques et conférences de Leonard Fein sur les Juifs américains ont fourni un cadre intellectuel à deux générations de militants, de dirigeants et de penseurs juifs. Ses arguments appelant à la justice sociale ont été repris par de nombreux leaders communautaires, rabbins et personnalités influentes. Son style à l’élégance poétique, emprunt de sa maîtrise des textes et de sa culture hébraïques, s’est révélé incisif et courageux dans son analyse de la condition humaine, de la vie juive et de la politique, à la fois en Amérique et en Israël. Grâce à l’engagement de Fein, plus que tout autre, la justice sociale est devenue la valeur la plus partagée de l’identité juive en Amérique.

Noémie Grynberg / Israel Magazine 2014