Robert Moses, le Haussmann new-yorkais

Moses

Qui est Robert Moses ? Son nom oublié s’avère bien moins connu que ses innombrables constructions. Et pourtant, les créations de ce bâtisseur infatigable qui révolutionna New York sont tellement nombreuses qu’il serait impossible de toutes les citer. Surnommé le Haussmann américain, Robert Moses fut l’un des principaux maîtres d’œuvre de la plus célèbre ville du monde. Pour le meilleur et pour le pire.

C’est à Robert Moses, architecte aux multiples facettes, que l’on doit la physionomie moderne de la « Grosse Pomme » qu’il redessina. Considéré comme le premier bâtisseur de New-York, la liste de ses réalisations est vertigineuse : les ponts Verrazano et Georges Washington, l’autoroute Cross-Bronx, l’immeuble de l’ONU, 700 terrains de basket, 600 aires de jeux pour les jeunes notamment à Harlem, des écoles, 17 piscines, 150 000 logements, des jardins, des promenades paysagères, un zoo … Derrière ces aménagements, se cache un puissant urbaniste nourri de grands idéaux, un architecte visionnaire au cerveau bouillonnant autant que pragmatique qui régna sans partage pendant 50 ans sur la ville de la côte Est des États-Unis. De 1920 à 1970, Moses façonna littéralement New-York, transformant la cité au plus profond d’elle-même en construisant quelques-unes de ses structures les plus célèbres. Toutes portent encore aujourd’hui la marque de ce rénovateur. Aussi est-il presque impossible de marcher, rouler, nager, pratiquer un sport, s’asseoir ou même dormir à New York sans utiliser un de ses aménagements. D’abord adulé, puis totalement décrié et détesté, l’homme hors norme marqua néanmoins l’architecture de la cité pour longtemps, à l’instar du préfet Haussmann à Paris qu’il admirait et dont il s’inspira.

Né en 1888 dans la grande bourgeoisie germano-juive de New York, Moses fut depuis l’enfance élevé dans le prestigieux quartier de la 5e Avenue. Cela développa son côté électif, indépendant, solitaire et autoritaire. Intelligent, cultivé, sportif, il fit d’abord des études supérieures couronnées de succès à Yale et Oxford. Mais Juif au sein d’un univers blanc et majoritairement protestant, il vivait mal son identité, souvent évincé des positions qu’il ambitionnait de tenir. Il parcourut alors l’Europe, de Pairs à Berlin, en passant par l’Égypte, avant de décider de revenir à New-York. Plein d’idées en tête, le jeune homme à la fois idéaliste et élitiste, rêva d’éradiquer bureaucratie et corruption pour faire entrer la Grosse Pomme dans la modernité. Fustigeant l’anarchie de la métropole, le désir de Moses d’y mettre de l’ordre initia le début d’une grande aventure urbaine. Pour obtenir ce pouvoir, il se lia en 1918 au futur gouverneur de l’Etat, réformateur convaincu comme lui. Le génial créateur ne se contenta pas de jouer de son influence pour séduire architectes, ingénieurs et financiers. Fin stratège, décidé et déterminé, il se battit à l’heure d’imposer ses vues. Grâce à quelques soutiens bien introduits, le maitre d’œuvre devient un acteur majeur de sa ville en la métamorphosant radicalement sous le mandat de cinq maires, six gouverneurs et sept présidents des États-Unis.

Homme de l’ombre en raison de son caractère difficile, de sa personnalité fuyante et de ses manières brutales peu séduisantes, Moses fut doté de tous les pouvoirs, occupant simultanément pendant quarante ans, de très nombreux postes à responsabilités, avec une idée fixe : construire, encore et toujours, parfois sans ménagements.

Très loin de l’image du capitaliste ostentatoire, ce démocrate ne cherchait pas à gagner de l’argent avec ses projets immobiliers mais à rendre la vie plus belle aux New-Yorkais. Enfin, à ceux qui se pliaient à sa vision de la société… Agissant en potentat, le constructeur dompta pierre, béton, pavé et asphalte, au détriment des populations les plus pauvres obligées de quitter Manhattan. Il éradiqua ainsi sans états d’âme de nombreux logements d’anciens quartiers populaires pour mettre en place ses projets. À grands coups de bulldozers, l’urbaniste-aménageur ordonna d’abattre les taudis de la Grosse Pomme. En fait, Moses détestait les démunis qui furent les premières victimes de ses chantiers pharaoniques sensés décongestionner la ville des lieux crasseux, des zones insalubres, du crime et de la misère. Amoureux de la voiture mais ne sachant pas conduire, l’architecte éventra la métropole pour y faire passer d’immenses autoroutes urbaines et ses flots de véhicules. Ses ambitions eurent de grandes conséquences sociales. Expropriations et démolitions se succédèrent avec frénésie pour bâtir buildings, échangeurs, ponts, barrages, parkings, parcs, terrains de sport, plages équipées et équipements culturels comme le Lincoln Center. Tout cela au bénéfice de la classe moyenne conservatrice, faisant peu de cas des défavorisées et des minorités. Ce qui engendra une ségrégation sociale.

Au fil du temps, les plans de Moses confinèrent au délire. A l’orée des années 60, « le maître caché de New-York » vit sa suprématie contestée et sa popularité fortement décliner. Par ses grands travaux, le grand apôtre du béton et du goudron devint un homme controversé pour sa vision « inhumaine » de la mégapole, la place démesurée donnée aux automobiles, la négligence des plus modestes et la stigmatisation des minorités ethniques. Des associations combattirent la mégalomanie de l’« utopiste conservateur ». Ses projets commencèrent à être refusés les uns après les autres. Une décennie plus tard, sa volonté de faire table rase se heurta au tout-puissant gouverneur Nelson Rockefeller et à l’opiniâtre opposition d’une philosophe militante juive, Jane Jacobs, qui firent capoter l’idée de transformer la cité en circuit d’autoroutes urbaines… Jacobs lutta contre la « bétonnisation » de la ville, critiquant avec virulence cette urbanisation moderne peu soucieuse de ses habitants et de leur qualité de vie. Ce fut la chute du tout-puissant architecte qui fut viré.

Quand il mourut en 1981, à 92 ans, Robert Moses avait déjà sombré dans l’oubli. Il disparut dans l’anonymat, voire le mépris. Pourtant, son ombre continue à planer sur Big Apple, même si beaucoup de ses habitants ignorent jusqu’à son nom. Bien qu’ayant détruit le patrimoine originel de New-York par soucis de fonctionnalité, le grand urbaniste reste incontournable de son esthétisme actuel.


Noémie Grynberg / Israel Magazine 2015