L’ORT et le Yiddishland

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L’ORT est bien plus que cette organisation juive connue à travers le monde pour ses écoles professionnelles. Née dans la Russie tsariste de la fin du XIXe siècle, elle a activement participé à l’histoire des Juifs d’Europe de l’Est à l’aube du XXe siècle. Fondée pour mieux les aider à s’intégrer à la société russe, elle a organisé des ateliers de formation aux métiers manuels et agricoles en se fixant comme objectif la rationalisation du travail. L’institution a étendu cette politique économique surtout après l’avènement du régime soviétique. Ainsi, son action sans précédant a permis aux Juifs du Yiddishland de sortir de leur condition misérable en leur offrant de nouveaux emplois qui leur étaient jusque là refusés.Même si l’initiative de l’ORT était apolitique à ses débuts, elle a été récupérée par le régime soviétique en l’intégrant à sa politique économique globale.

Dès 1870-1880, les chefs spirituels du Judaïsme russe prônaient la création d’une Organisation visant à aider la population juive appauvrie à fonder une vie nouvelle basée sur le travail agricole au sein de fermes collectives et sur des métiers manuels artisanaux comme la cordonnerie, la menuiserie ou la couture.

Au début de 1880, un groupe d’intellectuels et d’industriels juifs décida de venir en aide à leur communauté. A cette époque, les Juifs interdits de résidence dans la plus grande partie du pays, ayant accès à un nombre limité de professions, vivaient souvent dans une grande indigence. Pour améliorer leur condition et les aider, l’un des membres de la communauté juive de Saint-Pétersbourg, Samuel Poliakov, présenta au Ministère de l’Intérieur une pétition sollicitant l’autorisation de créer un Fonds d’aide à la population juive nécessiteuse afin de créer des écoles professionnelles, d’installer des fermes modèles et de faciliter la mobilité des artisans.

Une lettre circulaire fut distribuée aux communautés juives de Russie, sollicitant la participation de chacun à la création d’un Fonds. En deux mois, 12.457 personnes, dans 400 villes et villages répondirent massivement à cet appel par des contributions totalisant 204.000 roubles or. Ainsi, l’ORT (Obschestvo Remeslenovo i zemledelcheskovo Trouda : Organisation pour le développement de l’artisanat et de l’agriculture) vit le jour le 22 mars 1880.

Mais la situation politique de la Russie tsariste restait instable. En 1881, l’assassinat du tsar Alexandre II par des révolutionnaires provoque une grande confusion dans le pays. Accusés d’en être responsables, les Juifs subissent de nombreux pogroms. Un climat antisémite s’installe durablement, conforté par la politique sévère des tsars Alexandre III et Nicolas II.

De 1881 à 1906, l’ORT collecte plus d’un million de roubles et procure ainsi une formation artisanale à 25.000 juifs dans 350 villes et villages de l’Empire russe. En 1905 le gouvernement de Russie reconnaît officiellement l’existence de l’ORT.

Suite à la Révolution russe de 1917 et à la prise du pouvoir par les Bolcheviques, les Juifs connaissent quelques mois de liberté grâce à l’abolition de toutes les contraintes de l’ancien régime. En 1918 – 1919, le nouveau régime est, a priori, hostile à toute politique particulière concernant les Juifs. Au vu de la gravité de leur situation, il crée cependant un éphémère "Commissariat aux affaires juives", dont la première action est d’aider les victimes des pogroms et de la guerre civile. Aboli en 1919, il est remplacé par la "Section juive du parti communiste", créée en 1918. Désormais, les organisations juives encore présentes, dont l’ORT, continuent d’agir sous le strict contrôle de l’Etat. Cette dernière se développe dans l’urgence face à des populations juives victimes des pogroms, de la famine et de la guerre civile.

Jusqu’en 1920, l’action de l’ORT est modeste et limitée à la Russie. Elle aide notamment les Juifs à sortir de leur zone de résidence en participant à leur établissement comme tailleurs, cordonniers, tapissiers, ou en assistant les nécessiteux. L’ORT s’engage aussi dans le mouvement d’éveil intellectuel des Juifs de Russie, avec le développement d’une littérature en yiddish, en hébreu et en russe qui fait naître une conscience nationale juive.

En 1921, Lénine, nouveau chef de la Russie soviétique, instaure la NEP (nouvelle économie politique) qui libère les échanges pour les paysans, les commerçants et les petits entrepreneurs. L’ORT se consacre alors aux orphelins et aux sans-abri auxquels elle offre toit et éducation. Son action se plie à la volonté du nouveau régime de "normaliser" la vie juive. Bien que les Juifs ne connaissent plus de ségrégation, ils ne sont pas reconnus en tant que groupe et doivent trouver une intégration économique. En rationalisant l’organisation du travail et en se déployant à l’étranger pour rassembler des fonds, l’ORT n’est plus seulement à but philanthropique mais surtout social, en étant active dans les territoires du Yiddishland, autrefois sous domination russe : Pologne, Lituanie, Lettonie, Bessarabie, Roumanie, ainsi qu’en Europe occidentale. Soutenue financièrement par les communautés juives occidentales, l’ORT contribue à répandre l’idée du travail manuel chez les Juifs, en insistant sur la nécessité d’un changement de leur structure économique. Elle instaure un réseau actif de fermes et d’écoles. L’ORT est la principale organisation d’Union soviétique à secourir, après 1922, les fermiers juifs d’Ukraine qui ont souffert de la Première guerre mondiale et de la guerre civile. Elle aide de nombreux Juifs à se convertir à l’agriculture en Bessarabie, en Pologne et en Union soviétique. L’ORT forme de nombreux jeunes et artisans aux techniques industrielles, ainsi que tous ceux que l’économie communiste a privé de leur métier traditionnel. Dans ce but, entre 1920 et 1928, l’ORT crée des centrales d’achat de matériel industriel et agricole.

La création par le gouvernement soviétique en janvier 1925, de la "Société pour la Promotion de l’Etablissement juif", ou ‘’Société pour l’emploi agricole des travailleurs juifs’’ se voulait une solution pour assurer la survie économique mais aussi l’existence nationale. Outre la Crimée, d’autres régions agricoles juives sont créées avec l’aide d’organisations occidentales entre 1927 et 1935. Mais l’intégration des Juifs dans l’Union soviétique est surtout passée par leur installation hors de l’ancienne zone de résidence et leur accès aux fonctions de l’administration, des sciences et de la culture.

De 1925 à 1928, des accords passés entre l’ORT et les autorités soviétiques consentent officiellement à celle-ci d’investir en URSS, à y importer du matériel, des techniciens et à y lancer des programmes en faveur de l’établissement agricole et industriel des Juifs. En URSS, le programme de l’ORT rencontre la volonté des autorités de rendre les Juifs "productifs". Au-delà du mouvement de retour à la terre, il y a ainsi convergence d’intérêts sur le long terme. Cette situation est cependant atypique car en Pologne, Lituanie et Roumanie, il est beaucoup plus difficile de bâtir des programmes de travail, d’autant qu’en 1926, deux de ces pays connaissent coups d’Etat et établissement de dictatures.

En 1928, parallèlement à l’idée sioniste, l’agriculture semble représenter une solution au "problème juif". Le gouvernement soviétique pense le résoudre en créant une éphémère république autonome juive au Birobidjan, près de la Mongolie et en y installant les Juifs.

En 1930, Staline met fin à la NEP et nationalise l’agriculture, au prix de millions de morts. Le régime soviétique commence à sévir contre les institutions juives qu’il a lui-même mises en place. Par ailleurs, il commence à mettre un fort accent sur l’industrie. En s’ajustant aux plans quinquennaux, l’ORT, par sa politique de formation professionnelle et d’aide à l’équipement, est l’un des instruments de cette politique. Ainsi, son organisation est de plus en plus intégrée aux institutions économiques soviétiques. Mais Staline refuse tout statut spécifique aux Juifs et entame une collectivisation forcée de l’agriculture et de l’industrie ; l’ORT voit son action graduellement freinée, jusqu’à être interdite en 1938, tandis que l’Europe fait face à la montée du nazisme.

En 1936 – 1938, débutent les purges staliniennes dirigées en particulier contre les intellectuels et les Juifs.

En 1938, l’épopée de ces Juifs prend fin avec le non renouvellement de l’agrément de l’ORT par Staline qui la dissout en URSS.

Une collection de photographies exceptionnelles retraçant cette belle et brève aventure mal connue reposait depuis des décennies dans les caves de l’ORT. Emmanuelle Polack, responsable du département Archives et Histoire de l’ORT France, les a redécouvertes et commentées en les présentant pour la première fois en 2006 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris. Intitulée ‘’artisans et paysans du Yiddishland (1921-1938)’’, l’exposition qui vient de se terminer à Paris, a ainsi témoigné de façon unique de cette parenthèse historique singulière.

 

Israel Magazine / Noémie Grynberg 2006