La pression orthodoxe ou les limites entre principes républicains, multiculturalisme et statuquo

Orthodoxes

Les récentes affaires opposant religieux et laïcs en Israël relance le débat concernant le statuquo : l’Etat juif incarne-t-il encore la vision républicaine de la citoyenneté ou a-t-il basculé dans le modèle multi-culturaliste ? Loin des passions idéologiques ou théologiques, le problème du caractère de l’espace public  pose la question de la nature de la société, des relations religion/Etat et  de leur implication concrète au niveau politique et sociétal.

La société israélienne, en fonction de ses conditions culturelles et historiques propres, a développé son propre modèle d’État confessionnel attaché à la liberté et à l’égalité constitutionnelles, différent des exemples occidentaux.

Les enjeux concernant la nature de l’espace public en Israël s’appuient sur trois concepts : l’identité républicaine, le statu quo et le multiculturalisme. Le premier fait référence au creuset identitaire unitaire par le biais de la citoyenneté (contribution à l’Etat et au bien commun en échange de droits comme dans le modèle français). Cette approche nécessite que la chose publique soit partagée et débouche sur une culture commune dans la sphère collective dédiée à l’intérêt général. A la création de l’Etat, Israël, sur le modèle républicain socialiste, prônait cette idéologie du creuset identitaire, au-delà des clivages ethniques ou religieux. Les valeurs nationales visaient à rassembler une société, à la transformer en peuple, à lui tracer son destin. Le vivre ensemble impliquait une dimension politique collective : l’identification du citoyen avec son Etat et avec le caractère du régime, en l’occurrence un Etat juif et démocratique.

Le deuxième concept, le statuquo, est adopté à la veille de la proclamation de la renaissance d’Israël afin de concilier laïcs et religieux quant au caractère du futur pays. Plutôt que de choisir la neutralité à défaut de laïcité, David Ben-Gourion, dirigeant du pré-Etat, propose aux autorités religieuses dès 1947, ce statut provisoire et transitoire permettant la déclaration immédiate de l’Indépendance. Cette base de collaboration entre toutes les forces de la nation, limite le champ d’intervention rabbinique à quatre domaines : le shabbat, la cacherout, l’état civil et l’éducation. Cet arrangement non consensuel définit le caractère juif de l’espace public, le statut personnel et la non séparation religion/Etat. Contrairement au consensus, le statuquo relève d’un jeu de forces dépendant de l’équilibre des parties opposées. Aujourd’hui, la non neutralité de l’espace public est maintenu. Conséquence : alors que certains religieux, détenant davantage de pouvoir politique, tentent de repousser les frontières du compromis en voulant renforcer le caractère halakhique de la sphère collective, au contraire certains laïcs essaient d’émousser la spécificité juive du pays. Par exemple, d’un côté des orthodoxes demandent des bus séparés, des écoles distinctes, des villes entièrement haridiot, etc., de l’autre des laïcs souhaitent l’annulation de la fermeture obligatoire des cafés, restaurants et cinémas le 9 Av, la permission de vendre du levain pendant la semaine de Pessah, le mariage civil, etc.

Troisièmement, au cours des années, Israël a lentement évolué vers une société multiculturelle prônant la reconnaissance mutuelle des identités. Dans ce changement de paradigme, critiqué de nos jours, l’État prend en compte les différences ethnoculturelles de ses citoyens. Le politique les traite en intégrant légalement les conditions de mise en œuvre du droit des minorités. Pourtant, même si la diversité ethnoculturelle constitue une donnée sociale de base, elle pose des problèmes pratiques : celui du sentiment national et de l’unité citoyenne dans un pays multiculturel. En effet, à l’inverse du pluralisme, le multiculturalisme empiète sur les libertés individuelles, enferme les individus dans leur appartenance avec le risque de ghetto social et l’accentuation des rivalités. Il fractionne grossièrement l’unité nationale en communautés antagonistes se repliant sur elles-mêmes, voulant chacune ses droits propres. C’est ce qui semble arriver à la société ultra-orthodoxe en phase d’enfermement sur soi. La société israélienne divisée devient un terrain de confrontation d’intérêts particuliers. Avec l’accroissement des demandes d’octroi de droits et de ressources spécifiques, les rapports majorité/minorité se tendent. Du coup, le besoin de réévaluer le lien entre liberté individuelle et caractère religieux se fait pressant. En remplaçant la valeur républicaine de base d’égalité des personnes par l’idée que toutes les pratiques sont d’égale valeur et méritent un traitement identique, le multiculturalisme sape des principes essentiels comme ceux de dignité humaine, de non discrimination, d’égalité, de droits et libertés individuels.

Bien qu’on assiste dernièrement à un mouvement de retour vers les sources, l’histoire et les traditions juives, les Israéliens dans leur majorité, tout en se démarquant des éléments les plus extrêmes, ne souhaitent pas changer le statut du pays, ni ne militent pour l’introduction d’une laïcisation totale. La revendication d’une séparation entre religion et État vise surtout une dépolitisation du rabbinat. De son côté, le courant orthodoxe qui gagne du terrain en milieu religieux, cherche à obtenir la « stabilisation » de la législation religieuse, sa protection contre tout contrôle constitutionnel. Ce qui ramène au différend entre Etat juif et démocratique à savoir droits de la personne contre lois juives.

Alors comment prendre en compte les diverses requêtes sans induire d’inégalités ? Quelle place laisser à la liberté individuelle sans heurter le respect de la dignité humaine au sein de certaines pratiques religio-culturelles ni risquer de déboucher sur un divorce entre orthodoxes et laïcs ? C’est là tout l’enjeu du débat : l’acceptation réciproque de la différence au sein du peuple champion de « l’art de l’argumentation ».

Noémie Grynberg / Israel Magazine 2012